KungFu Rambouillet
techniques guerrières chinoises oubliées
Cours enfants, ados et adultes
stade du vieux moulin, 5 rue de l''étang d'or
BIOGRAPHIE DE CHEN ZHAKUI, par son fils CHEN YU
Partie 1
Le temps a filé. Cela fait 30 ans que mon défunt père m’a quitté. En ouvrant la poussière des souvenirs passés, le passé déferle comme une marée dans mon esprit. Je suis né en 1962 dans le district de Xuanwu à Pékin. Ma mère est originaire du Shandong. Lorsque j’avais 2 ans, mes parents ont divorcé, et ma garde a été confiée à ma mère. À mes 4 ans, j’ai été envoyé chez ma grand-mère dans une zone rurale de la province du Shandong. Chaque mois, mon père m’envoyait un peu d’argent pour vivre. À cette époque, la vie était dure pour les familles. La famille de ma grand-mère dépendait de l’agriculture pour survivre. En raison d’une grave malnutrition, j’ai développé une trachéite, une chondrose et une hyperthyroïdie. Pour soigner ma maladie de la thyroïde, il fallait injecter mon cou enflé tous les jours. Plusieurs adultes devaient me maintenir fermement, me faisant pleurer de douleur. Il m’a fallu plus d’un an pour guérir. Lorsque mes bronches s’enflammaient, j’étais sévèrement essoufflé, surtout lorsque le temps était trop froid, trop chaud ou pendant les changements de saison. Lors de mes crises, si je m’accroupissais, il m’était impossible de me relever sans suffoquer. Ma chondrose était encore plus grave : dans un jeu de tir à la corde, il suffisait d’un léger effort pour que mon bras se déboîte. Chaque fois que je faisais un poirier, ma tête touchait le sol car mes bras étaient trop faibles. Mon état de santé était très fragile à cause d’une carence nutritionnelle sévère. (Note : L’ère du Grand Bond en Avant a provoqué une famine massive à travers toute la Chine). À l’âge de sept ans, lorsque j’étais sur le point d’entrer à l’école, je suis retourné à Pékin et me suis rendu seul au n°25 de la ruelle du Mouton, dans le district de Xuanwu. Mon père enseignait la boxe et il était très heureux de me revoir. Ma grand-mère paternelle m’a pris dans ses bras en versant des larmes. C’est la première fois que je me souviens d’avoir vu mon père et ma grand-mère. Depuis ce jour, j’ai vécu avec eux, nous trois sous le même toit. Six mois plus tard, mon père a commencé à m’enseigner les arts martiaux, et j’ai commencé à apprendre la boxe. Mon corps s’est renforcé. En 1972, lorsque j’avais 10 ans, ma grand-mère est décédée d’une urémie. Je suis resté à son chevet pendant trois jours et trois nuits. Mon père et moi nous sommes retrouvés seuls à la maison. Pour subvenir à nos besoins, il parcourait le pays pour enseigner la boxe. En 1972, mon oncle Chen Maosen est venu à Pékin et a invité mon père à retourner à Chenjiagou pour enseigner la boxe. Ainsi, en 1973, mon père est retourné pour la première fois à Chenjiagou. Comme je devais rester à l’école, il m’a confié aux soins de nos voisins. J’étais seul à la maison et j’ai dû apprendre à prendre soin de moi, développant ainsi une grande autonomie. Dans mes souvenirs, mon père n’était pas seulement doué en arts martiaux, il était aussi très cultivé et éloquent. Lorsqu’il avait du temps libre, il racontait aux adultes et aux enfants des classiques comme Le Voyage en Occident, Au bord de l’eau et Les Trois Royaumes. À cette époque, la vie spirituelle des gens était pauvre, et tous attendaient avec impatience que mon père leur lise et raconte des histoires. Lors des moments forts, tout le monde retenait son souffle, et si quelqu’un toussait, il était fusillé du regard. Écouter mon père raconter des histoires était un grand plaisir. Mais un jour, la police est venue et a déclaré que mon père diffusait des superstitions. Il a été forcé d’arrêter ses récits. En 1974, mon père m’a emmené à Chenjiagou. À cette époque, Chen Xiaowang, Chen Zhenglei, Zhu Tiancai, Wang Xi’an, Chen Dewang, Chen Suying, Chen Guizhen et d’autres étudiaient la boxe avec lui. Ensuite, nous sommes allés à Zhengzhou, où Zhang Zhijun, Zhang Qilin, Zhang Maozhen et Ma Hong ont appris la boxe sous sa direction. Cette année-là, nous avons déménagé quatre ou cinq fois, vivant successivement chez Zhang Zhijun, Hai Yuqing et Zhang Maozhen. En 1975, mon père et moi sommes allés à Jiaozuo pour propager le taiji quan. En 1976, nous avons voyagé à Shanghai, où nous avons rencontré Gu Liuxin. Entre 1974 et 1977, nous avons visité Chenjiagou, Shijiazhuang, Shanghai, Zhengzhou, Kaifeng et Jiaozuo. Nous avons vécu à côté du temple de Yang Luchan à Chenjiagou et avons également séjourné chez Chen Lizhou et Chen Zhenglei. Le village avait assigné le père de Chen Lizhou pour cuisiner pour nous. Les hivers étaient rudes. Il faisait plus froid à l’intérieur des maisons qu’à l’extérieur. La nuit, nous dormions habillés et je n’osais retirer mes vêtements qu’une fois réchauffé sous les couvertures. Les conditions de vie à la campagne étaient extrêmement difficiles. Pour survivre, j’ai effectué toutes sortes de travaux : transporter du charbon, des briques depuis les fours, ramasser du fumier... Nous vivions au jour le jour, errant pour gagner notre vie. En 1977, j’ai commencé à travailler de manière indépendante, principalement dans le comté de Wen, tandis que mon père poursuivait ses voyages en tant qu’instructeur de boxe. Entre 1974 et 1981, il a passé sept ans à faire des allers-retours entre Pékin et le Henan. En 1981, mon père travaillait à Jiaozuo et moi, j’étais à Pékin. Le 5 mai, j’ai reçu un télégramme annonçant que mon père était en état critique. J’ai immédiatement pris la route pour l’hôpital du peuple de Jiaozuo. Dès mon arrivée, je l’ai vu allongé sur le lit, très affaibli. Lorsqu’il m’a aperçu, des larmes ont coulé sur son visage, mais il était trop faible pour parler. Je lui ai pris la main en pleurant, incapable de le lâcher. Mon père était mon seul parent, mon unique famille. Lorsqu’il m’a quitté, j’étais seul. Comment allais-je vivre ? Avant de rendre son dernier souffle, il m’a regardé avec des larmes dans les yeux, un regard figé à jamais dans ma mémoire. Je savais qu’il s’inquiétait pour moi et qu’il ne voulait pas me laisser. Mon cœur saignait. Et c’est dans cet état qu’il est parti… Me laissant seul dans ce monde.

Partie 2
Ma famille pratique les arts martiaux et enseigne la boxe depuis des générations. Quand je pense à mon père, je ne peux pas dissocier ces souvenirs de la pratique du kung-fu et du taiji. À l'âge de sept ans, j'ai commencé mon apprentissage des arts martiaux. Au début, mon père m'a enseigné les bases de notre lignée familiale (jibengong), mais il exigeait que je m'entraîne cinq fois par jour. Mon père était réputé pour sa rigueur dans l'enseignement du taiji. Quand il me voyait m’exercer, il ne se contentait pas d'exiger l'exactitude des mouvements, il voulait aussi que chaque posture soit bien exécutée (到位, dàowèi) et que ma position reste basse. Le nombre d'entraînements quotidiens était fixé, et il était hors de question d’en manquer un seul ! Un jour, un événement m'a profondément marqué. J'avais oublié les nouveaux mouvements que mon père m’avait appris. Lorsqu'il m'a demandé de les exécuter, j'étais tellement nerveux que je suis resté figé, incapable de bouger. Mon père est entré dans une grande colère, m'a sévèrement réprimandé et m'a ordonné de recommencer depuis le début, devant tous les disciples. Depuis ce jour, chaque fois que mon père donnait un cours, je m'asseyais immédiatement sur le lit et écoutais attentivement (notre maison ne faisait que 15 m² et il y avait de nombreux disciples, donc je devais souvent me percher sur le lit pour observer). J'avais peur qu'il me gronde à nouveau. Même après une journée entière de pratique, une fois les autres disciples partis, mon père restait sérieux. Peu importe sa fatigue, il corrigeait encore une fois mes postures, une par une, jusqu'à ce que mes jambes tremblent et que je sois en sueur. Parfois, je ne pouvais plus tenir et je criais : « Aiya ! Je n'en peux plus ! » avant de m'effondrer sur le sol. Je ne sais combien de fois il m'a ainsi corrigé. Une fois, il m'a demandé de maintenir une posture et a quitté la pièce pour fumer une cigarette. Il m'a complètement oublié ! Quand il est finalement revenu, je me suis écroulé, complètement épuisé. Mon père attachait une importance particulière à l'entraînement des formes uniques. Chaque fois qu'il me testait, je ne pouvais pas bouger avant qu’il me donne l’ordre d’arrêter. Il me disait :« On ne peut pas comprendre les secrets de notre lignée sans avoir pratiqué d’innombrables fois et traversé de grandes souffrances (吃大苦, chī dà kǔ). Pratique le quan un millier de fois pour atteindre une gestuelle naturelle. Pratique-le dix mille fois pour percevoir ses mystères internes. Pratique-le cent mille fois pour atteindre son essence spirituelle». Mon père était extrêmement strict. Si un de mes mouvements était mauvais, si la technique, la gestuelle ou l’attitude n’étaient pas correctes, il se mettait en colère et me frappait durement sur les bras et les jambes jusqu'à ce que mes doigts saignent. Un jour, ne supportant plus sa sévérité, j’ai fugué. Je me suis caché près de la maison, refusant de rentrer. Mais au milieu de la nuit, tenaillé par la faim, je n’ai eu d’autre choix que de retourner à la maison. Mon père m’a alors dit :« Tu es mon fils. Tu portes une lourde responsabilité sur tes épaules. Souviens-toi que si tu veux que ton nom soit retenu comme nos ancêtres, derrière cela, il y a un dur labeur. Tu dois travailler encore plus dur ! »Ce n’est qu’avec le temps que j’ai compris les bonnes intentions de mon père. Après sa mort, j’ai pris conscience du véritable poids qui reposait sur mes épaules : il me revenait de perpétuer la tradition familiale et de la faire prospérer. Je ne pouvais pas laisser disparaître ce que mes ancêtres avaient forgé avec leur sueur et leur sang. Lorsque je regardais les portraits de mon grand-père (Chen Fake) et de mon père, avec leurs regards graves et profonds, une question me hantait : maintenant, vers qui pouvais-je me tourner pour progresser dans ma pratique ? La réponse était claire : je ne pouvais compter que sur moi-même. Pour comprendre en profondeur les principes du taiji, je devais être impitoyable envers moi-même. J’ai coupé tout contact avec le monde extérieur et me suis enfermé dans une pratique solitaire pendant trois années entières. Les débuts furent une véritable épreuve. Le premier jour, après des dizaines de répétitions, j’avais déjà envie d’abandonner. Mais le lendemain, je reprenais. Et le jour suivant, je voulais à nouveau tout arrêter… Mais je continuais. Avez-vous déjà essayé de vous entraîner toute la journée et toute la nuit, sans relâche ? C'est bien plus difficile qu’on ne l’imagine. Après une journée entière de boxe, mon corps me faisait atrocement souffrir. Et en plus de cela, ma situation financière était désastreuse : je mangeais un repas sans savoir quand viendrait le suivant. J’avais quitté mon travail et je n’avais plus aucun revenu. Mais malgré cette précarité, je continuais à m’entraîner avec rigueur, sans jamais relâcher mes efforts. À force de répétitions, mon corps entier était en feu. Je transpirais tant que lorsque je versais de l’eau froide sur ma peau, elle s’évaporait immédiatement. Mon corps devenait collant, ma sueur formait une pâte blanche, qui plus tard virait au rouge. C’était véritablement un processus de transformation physique et interne : 拉筋开骨,换气换血,易筋易髓 (étirement des tendons, ouverture des os, renouvellement du souffle et du sang, transformation des muscles et de la moelle). Les douleurs étaient si intenses que je ne pouvais ni m’asseoir ni m’allonger. Pour monter sur mon lit, je devais soulever mes jambes avec mes mains. Mais malgré cette souffrance, j’ai fini par éprouver des sensations décrites dans les textes anciens :« Les reins bouillonnent comme une soupe, la vessie brûle comme un brasier. Le souffle monte par le nez, le vent souffle derrière les oreilles". Parfois, lors de mes méditations, je ressentais un silence profond. Une lumière se formait entre mes sourcils, brillant intensément. C’était du véritable kung-fu. C’est à ce moment-là que j’ai compris pourquoi mon père avait médité si assidûment toute sa vie. Après trois années d'entraînement acharné, mon corps était meurtri. Mes mains étaient si douloureuses que je ne supportais même plus qu’on les effleure. Mais chaque jour, après un échauffement intensif, la douleur s’atténuait et je pouvais continuer. Il y avait un seul principe dans mon esprit : mon grand-père et mon père ont survécu ainsi. Je ne peux pas être un lâche. Pour honorer mes ancêtres, je ne dois pas laisser notre lignée s’éteindre. Mon père disait souvent :« Mille mots ne suffisent pas à expliquer, mais deux suffisent : ouvrir et fermer (开合, kāihé). »Beaucoup de disciples lui demandaient d’expliquer ce concept. Il se contentait de sourire et de répondre :« Pratiquez jusqu’à un certain niveau, et vous le comprendrez par vous-même. Vous devez le ressentir dans votre corps et votre esprit. »
Partie 3
Mon père accordait une attention particulière à mon éducation martiale, en m'enseignant selon mon aptitude. Lorsque j'étais enfant, il m'a permis d'avoir un chat et un chien, afin que j'observe leur souplesse et la manière dont ils attaquent et se défendent. J'étais particulièrement fasciné par l'agilité des chats. Un jour, alors que je caressais la tête de mon chat, une souris a surgi. Le chat s'est immédiatement élancé hors de mes mains et l’a plaquée au sol en un éclair. Sa rapidité et sa souplesse dépassaient largement celles des humains.Mon père m’a alors demandé d’attraper les quatre pattes du chat, de le soulever et de le lâcher pour voir comment il retombait. Dès que je le relâchais, son corps se retournait violemment et il atterrissait toujours sur ses pattes, parfaitement stable. Mon père m’a dit :« La clé, c’est la force du bassin et de la taille (腰劲儿, yāojìnr). »On dit souvent qu’un homme vieillit par ses jambes, mais en réalité, cela commence par les reins. Une fois que la taille perd sa force (腰劲儿), les jambes ne peuvent plus se lever. Chez Chen Dewang, à Chenjiagou, mon père m’a demandé d’observer un lapin poursuivant un oiseau. J’élevais des lapins, je les poursuivais et je voyais comment ils réagissaient lorsqu’ils se retournaient et me donnaient un coup de patte. C'était précisément le but de ces observations : un lapin qui me frappait du pied pouvait générer une puissance étonnante. Lorsque le lapin me donnait un coup de pied ou me mordait, la force qu’il déployait était comparable à celle d’un adulte. Il en allait de même avec mon chien. Mon père utilisait ma curiosité naturelle et mon amour du jeu pour m'enseigner les principes du combat, en m’encourageant à étudier et à imiter les comportements de ces animaux. Même aujourd’hui, je regarde la télévision et j’adore les documentaires sur le monde animal ainsi que les films d’arts martiaux. D’un côté, j’observe la manière dont les animaux luttent et survivent ; de l’autre, j’analyse les fragments de techniques martiales dans les films. Cela stimule mon esprit, affine ma perception des mouvements et renforce ma connexion entre le corps et l’esprit. C'est ainsi que l'on développe des réflexes naturels, qu'on stimule son potentiel et qu'on fait descendre le Qi. Il faut trouver cette sensation. C’est l’un des entraînements les plus fondamentaux du combat martial instinctif.
L'admiration pour mon père et ses techniques ultimes
J’admirais profondément les compétences martiales de mon père, qui atteignaient un niveau extraordinaire.Sa première technique redoutable était la claque en éventail (fan slap).Un jour, j’ai vu mon père frapper un voyou local. Il lui donna une claque sous le menton avec une telle force que l’homme fit un tour complet en l’air avant de retomber exactement à l’endroit où il se tenait auparavant. Pourtant, il n’était pas blessé, mais seulement terrifié. Sa deuxième technique redoutable était un coup descendant qui projetait l’adversaire en l’air. La troisième technique était encore plus impressionnante : dès qu'un adversaire saisissait son bras, mon père semblait ne pas bouger… et pourtant, l’adversaire était soudainement projeté au loin. Dès que mon père repliait ses bras, l’opposant était contraint de s’agenouiller instantanément. Dans notre maison, tout le mobilier était endommagé : seule une table était intacte. Le reste – chaises, bancs, armoires – avait des pieds cassés, et même les murs portaient des traces d’impact. Je me souviens d’un événement marquant. Un haltérophile du nom de Xiao Fang, pesant plus de 200 kg, est venu tester la force de mon père. Lorsqu’il a utilisé toute sa puissance, mon père a simplement tremblé légèrement… et Xiao Fang a été projeté à travers la pièce, atterrissant avec fracas sur un lit. L’impact a brisé le sommier et les pieds du lit. J’étais assis dans un coin et j’ai été renversé par la force du choc. Mon père s’est immédiatement précipité pour me relever.
Un destin d’errance et de combat
On dit souvent :« Enseigner la boxe pour survivre, c'est une vie d’errance, avec du sang sur la lame. »C'était totalement vrai. La vie de mon père a été marquée par de nombreux hauts et bas.
Partie 4
Mon père ne se contentait pas d’enseigner la boxe : il devait aussi subvenir à nos besoins tout en s’entraînant intensément. Surtout, la pratique interne ne pouvait être interrompue, pas même un jour.En 1969, lorsque je suis retourné à Pékin et que j’ai commencé la première et la deuxième année de l’école primaire, j’ai eu un choc en pleine nuit. Je m’étais réveillé et j’avais aperçu mon père assis sur le canapé, immobile. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il existait une pratique de méditation interne dans notre kung-fu familial. Quand mon père a perdu son emploi et est rentré de Shanghai, il a souffert d’hypertension due au stress. Nous n’avions pas d’argent pour le soigner. Pendant cette période difficile, il semblait avoir un pressentiment : il avait peur que notre lignée martiale ne disparaisse. En 1971, il m’emmenait souvent de Orchard Lane jusqu’au district de Chongwen, au centre de Pékin, pour pratiquer le Taijiquan près des voies ferrées. En hiver, il me transportait sur son vélo à travers le vent glacial. Je me souviens d’une matinée de 1972. Avant de partir enseigner le Taijiquan, mon père m’a demandé de nettoyer la table et de balayer le sol avant de le rejoindre pour l’entraînement. Mais j’étais tellement épuisé par la pratique que je me suis endormi. J’ai raté la séance du matin. À son retour, mon père m’a sévèrement battu pour cette faute.
Un corps marqué par la pratique
Mon père ne ménageait pas ses efforts. Une fois, pendant son entraînement, il s’est blessé à l’orteil. Son ongle s’était à moitié arraché, la plaie s’était infectée. Il a alors pris la roue de son vélo et a écrasé son pied dessus pour soulager la douleur, puis il a arraché le reste de l’ongle à la main avant d’y appliquer un antiseptique violet.
À cette époque, nous étions si pauvres que nous ne pouvions pas nous permettre de voir un médecin. Nous devions nous soigner par des méthodes rudimentaires. En vieillissant, mon père semblait de plus en plus usé, fatigué, souvent sans le sou. Un jour, après être revenu d’un long voyage où il avait enseigné le Taijiquan, il est descendu du train à la gare de Pékin. Il était encore loin de la maison, mais il n’avait même pas de quoi s’acheter un billet de bus. Il a donc dû rentrer à pied. On dit souvent :« Un grand héros ne se laisse pas abattre par la pauvreté». Mon père en était la preuve vivante.
L’héritage et la fidélité à la tradition
J’admirais profondément son intégrité et son respect envers la tradition chinoise. Son attitude pragmatique envers la culture chinoise m’a guidé toute ma vie dans la pratique du Taijiquan et dans ma vision du monde. Jamais il n’a modifié les techniques de mon grand-père. Il répétait souvent :« Ce que nous avons dans notre lignée est le fruit de générations de sueur et de sang, la cristallisation de la sagesse accumulée, une tradition transmise depuis des millénaires. Il est déjà difficile pour nous de perpétuer cette transmission, alors comment pourrions-nous prétendre la modifier sans la comprendre ? »Il continuait :« Aujourd’hui, le kung-fu n’est plus ce qu’il était autrefois. Comment pourrions-nous juger les anciens maîtres sans atteindre leur niveau ? C’est une grave erreur de penser ainsi ! Ton grand-père était bien plus fort que moi. Notre seule tâche est d’apprendre fidèlement ce qu’il nous a transmis. Nous devons garder un profond respect pour cet héritage et ne pas y toucher. Si certaines techniques nous échappent, transmettons-les simplement aux générations futures. Lorsque la science aura progressé, elles en comprendront peut-être les mystères. Petit Gros (mon surnom d’enfance), souviens-toi : quand je ne serai plus là, ne change rien. »Ces paroles m’ont profondément marqué.
Un apprentissage dans la douleur
Aujourd’hui encore, lorsque j’enseigne le Taijiquan, je m’appuie sur la manière dont mon père me l’a appris. Jamais je n’oserais « créer » une nouvelle méthode. À l’époque, chaque erreur que je faisais en pratiquant était immédiatement punie par mon père. Parfois, mes doigts saignaient sous les coups de son bâton. C’était si dur, et il était si sévère, que j’ai parfois songé à me suicider. Je voulais fuir, partir et ne jamais revenir. Mais où pouvais-je aller ? Comment aurais-je survécu, si jeune ? Je n’ai donc eu d’autre choix que de rester… et de continuer à m’entraîner.
La force exceptionnelle de mon père
Bien que mon père ne mesurât que 1m62, son kung-fu était d’un niveau exceptionnel. Il pouvait projeter des hommes de 100 kilos avec une facilité déconcertante, comme s’il lançait un ballon.Une seule claque en éventail, et l’adversaire s’envolait. Même en comprenant les principes internes du Taijiquan, je reste stupéfait par son talent. Il y avait un monde entre le simple savoir et la réelle capacité à l’appliquer. Mon père restait réaliste et ne se laissait jamais emporter par des légendes exagérées sur les arts martiaux. On disait qu’il maîtrisait le qinggong (轻功, technique de légèreté). Il répondait :« J’ai appris le qinggong, mais ce n’est pas un art mystique comme certains le prétendent. Il est possible d’attacher des plaques de fer à ses jambes, de creuser un fossé et d’apprendre à en sauter hors, ou encore de courir sur une planche appuyée contre un mur, de grimper aux toits et de franchir des obstacles avec des sauts agiles. Mais courir sur cent pas et attraper un objet sans contact physique, ça, c’est une pure fantaisie. Si tu veux accrocher une peinture à un mur, il lui faut un crochet. Sans support, elle ne tient pas. De même, sans contact physique, il est impossible de projeter quelqu’un, même avec l’intention la plus forte». Lorsqu’il enseignait la boxe à Shanghai, certains maîtres d’autres lignées venaient le défier avec leurs propres techniques de qinggong jin. Aucun d’entre eux n’a jamais réussi à le faire bouger d’un pouce.
Partie 5
En grandissant, mon père et moi n’avions que nous-mêmes pour nous soutenir. Après avoir pratiqué le Taijiquan sous sa direction, mon corps s’était renforcé. C’est grâce au Taijiquan que j’ai eu une seconde vie. Après la mort de ma grand-mère, la responsabilité de prendre soin de mon père m’est tombée dessus alors que j’étais encore jeune. Pour bien m’occuper de lui, je suis allé chez ma tante, Chen Yuxia, et j’ai appris à cuisiner avec mon oncle. À cette époque, la maison de ma tante n’était qu’à une rue de la nôtre. Je lavais les vêtements de mon père. En hiver, l’eau était glaciale. Mes petites mains devenaient rouges et engourdies par le froid. Mon père avait une valise remplie de livres – des romans et des ouvrages sur le Taijiquan. Peu importe où il allait enseigner la boxe, il l’emportait toujours avec lui. La dernière fois que j’ai vu cette valise, c’était après la mort de mon père… mais elle était vide. Tous les livres avaient disparu.
Une vie spirituellement riche malgré la pauvreté
Pendant plus de dix ans, mon père et moi avons vécu ensemble. Nous étions pauvres, mais notre vie spirituelle était riche. Nos conversations tournaient essentiellement autour des principes du Taijiquan. Je me souviens de presque tout ce que nous avons discuté.
Un rêve inoubliable
Après la mort de mon père, j’ai poursuivi mon entraînement intensif pendant trois ans en isolement. Vers la fin de cette période, j’ai fait un rêve qui m’a bouleversé. Mon père était revenu. Il m’a regardé et m’a dit :« Pourquoi me fixes-tu ainsi ? Tu crois que je suis mort ? Je te le dis, je ne suis pas mort. Je te regarde t’entraîner tous les jours. Tu ne peux toujours pas me voir partir ? Comment expliqueras-tu cela à ton grand-père ? Continue à t’entraîner de cette manière, ne change rien. C’est ainsi que notre famille tient debout. Souviens-toi de cela pour moi : ne t’écarte jamais du chemin»
Je lui ai répondu : « Papa, viens manger». Mais il n’a pas touché à la nourriture et a simplement dit :« Je reviendrai te voir. »Puis, il est parti… et n’est jamais revenu.
Un chagrin éternel
Père, où es-tu ?Comme j’aimerais t’écouter encore raconter des histoires, entendre ta voix expliquer les théories du Taijiquan…Comme j’aimerais que tu me frappes à nouveau, ressentir cette sensation de mon corps projeté dans les airs, comprendre pleinement la magie de notre art familial. Lorsque je pense à toi, je regarde les portraits de grand-père et toi, et je reste assis seul jusqu’au matin. Père… là où tu es, pratiques-tu encore la boxe avec grand-père ? Quand reviendras-tu m’enseigner à nouveau ? Il reste encore des mystères dans notre art que je n’ai pas percés, et j’ai tant besoin de ton éclairage. Mais tu ne réapparais plus dans mes rêves.
Un dernier appel
Je crie vers le ciel :Père, où es-tu ?! J’appelle la terre : Père, où es-tu ?! Père – tu es mon souvenir éternel.
